Le journal Le Monde titrait fin décembre 2015 que « 85% des Français seraient favorables à la déchéance de nationalité » 1. L’article nous apprend plus précisément qu’on trouve parmi eux aussi bien des citoyens proches des partis de droite et d’extrême droite que des sympathisants de gauche et d’extrême gauche. S’il n’est pas étonnant de constater cette position chez des individus plutôt politisés à droite et pour qui l’idée de patrie fait sens, il est en revanche plus surprenant de l’observer chez des individus de gauche qui ont, pour nombre d’entre eux, substitué l’idée d’une citoyenneté française et nationale à celle d’une citoyenneté humaine et mondiale. Paradoxalement, le concept de nationalité serait devenu obsolète et vide de sens mais on pourrait tout de même déchoir les individus qui n’en seraient pas dignes…
Dans l’absolu, il n’y a rien d’exceptionnel à ce qu’une législation sanctionnant lourdement les individus condamnés pour terrorisme soit mise en œuvre ; au contraire. Cependant, comme les débats politiques et médiatiques de ces dernières semaines l’ont mis en évidence, ce projet de loi sur la déchéance de nationalité tient davantage à sa symbolique qu’à son efficacité répressive. En effet, qui pourrait raisonnablement envisager qu’un individu projetant de se faire exploser au cœur de la Capitale craindrait qu’on lui fasse « sauter » sa nationalité ? Il va sans dire que cette mesure s’inscrit – comme la majorité des sujets de discussion médiatiques, politiques et sociétaux actuels – dans une perspective globale de normalisation et d’encadrement des relations entre Islam et République.
Symboliquement, ce projet de loi véhicule deux idées fortes. Premièrement, il insinue qu’il est inconcevable qu’un citoyen français puisse porter gravement atteinte à la République et à sa population ; comme si des attaques commises à l’endroit de la Nation ne pouvaient pas provenir d’esprits entièrement français. Ce qui signifie en filigrane que le mal ne provient pas d’ici, il est extérieur à la France. Il ne peut pas avoir été, même en partie, engendré par le système républicain français. Pourtant, les frères Kouachi, Amedy Coulibaly et autres Mohamed Merah en sont bel et bien des produits. Deuxièmement, le projet de loi contient un message fondamental : il s’adresse à ceux qui, par leurs manières d’agir et de penser, ne suivent plus le chemin emprunté par le reste de la société. Car s’il est aisé de distinguer des terroristes qui se revendiquent comme tels et de leur ôter la nationalité après-coup, il est en revanche beaucoup plus difficile d’identifier ceux qui portent les germes de la radicalisation. Comme les perquisitions aléatoires dans le cadre de l’état d’urgence l’ont montré, la pression sociétale et le jeu de l’agenda politique rendent complexe la définition de critères pertinents : qu’est ce qu’un individu radicalisé ? A l’inverse, qu’est-ce qu’un esprit véritablement français ? De même, quelles sont les atteintes aux valeurs de la Nation qui sont susceptibles de mériter une déchéance de nationalité ? Si un esprit entièrement français ne peut attenter à la vie, à l’honneur et aux biens de ses concitoyens, il semblerait approprié de proposer un projet de loi qui déchoirait de leur nationalité les hommes politiques condamnés à moult reprises par la justice pour avoir ouvertement trahi la confiance des électeurs. Ce qui contribuerait par la même occasion à un réel renouvellement de la classe politique.
La construction de l’idéal type du républicain modèle semble aussi laborieuse que celle du musulman radicalisé. Pourtant, le message paraît clair : les individus qui ont l’intention d’apostasier des valeurs républicaines – qu’ils soient terroristes ou non – sont, à terme, des candidats potentiels à la « déchéance symbolique » de nationalité. On peut imaginer par exemple, si un référendum populaire était organisé, que Rachid Abou Houdeyfa se verrait retirer sa nationalité bien qu’ayant ouvertement pris position contre les attentats commis sur le sol français. Ce sont bien les valeurs qui l’animent et qu’il diffuse qui posent problème parce qu’elles génèrent un sentiment de rupture radicale avec la culture dominante. En somme : le citoyen français a des références culturelles et sociales spécifiques à assimiler et vis-à-vis desquelles il doit se conformer. Ou plutôt : il existe certaines valeurs qui sont incompatibles avec la République et qu’un véritable citoyen français ne peut intérioriser, faute de quoi il s’expose à une sanction sociale et/ou juridique.
Il y a fort à parier que l’idéologie du melting-pot et du multiculturalisme chère à la gauche ne survive pas au climat d’hostilité que nous traversons actuellement. Et comme un symbole, elle semble vivre ses dernières heures sous un mandat de…gauche.
[1] Le Monde, « 85% des Français seraient favorables à la déchéance de nationalité », 30/12/2015, http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/12/30/selon-un-sondage-85-des-francais-sont-favorables-a-la-decheance-de-nationalite_4839945_1653578.html
F. Jourdan