La propriété de bien et de jouissance est permise en islam et s’insère dans le cadre que nous avons maintes fois rappelé : son exploitation doit respecter les directives morales révélées et, en prolongement, doit tenir compte de l’intérêt de l’ensemble de la société. Inscrits dans cette philosophie de l’être et de la gestion de l’avoir, le droit et la liberté de l’homme de jouir des biens et d’acquérir des propriétés sont considérables. Le principe de cette acquisition est confirmé par le Coran :
« …Une part de ce que les hommes auront acquis par leurs œuvres leur reviendra ; une part de ce que les femmes auront acquis par leurs œuvres leur reviendra… » [Coran 4/32]
Le premier enseignement qu’il faut tirer de la lecture de ce verset est la reconnaissance d’une propriété dont la modalité d’acquisition est le travail. C’est bien ce que mettront en évidence la majorité des juristes musulmans. Nous avons déjà parlé du droit fondamental au travail et la possible acquisition de biens en découle logiquement : ce pourra être un travail salarié, de l’agriculture, du commerce, de la pêche, de la chasse ou autres ; la seule condition, la condition fondamentale, est que ce travail reste dans le cadre de ce qui est considéré comme licite (ce qui veut dire, pour les musulmans, que l’on évitera tout type de transactions sur des marchandises interdites, le jeu de hasard sous toutes ses formes, les monopoles2, les intérêts et la spéculation).
Il existe d’autres moyens d’acquérir une propriété : par l’héritage, le capital, la zakât (pour les pauvres), al awqâf3, les legs et les dons et l’on trouve dans les principaux ouvrages de jurisprudence islamique, des commentaires et des analyses de détails pour chacun de ces moyens. La reconnaissance de la propriété oblige l’organisation sociale à la protéger. Cette protection est fondamentale dans la juridiction islamique : dans la classification proposée par les savants et que nous avons déjà mentionnée en parlant de As-Shâtibî, elle participe des darûriyât (besoins vitaux) au même titre que la protection de la religion, de la personne, de la raison et de la filiation. La propriété est donc inaliénable. Il faut pourtant mentionner que sa gestion est soumise à des conditions dont l’absence devrait provoquer une intervention des pouvoirs publics.
Sans entrer dans les détails, nous pouvons mentionner trois situations qui requièrent, au nom des principes que nous avons développés ci-dessus, une intervention :
- Une gestion accompagnée de corruption, de vol, d’une exploitation injuste du personnel salarié, du commerce de produits illégaux, de la fraude fiscale (dont le paiement de la zakât)
- Une gestion qui va à l’encontre des intérêts généraux et qui peut aller de la création d’un monopole au gaspillage inconséquent
- Un cas de force majeure : catastrophe naturelle, guerres ou intérêts supérieurs de la communauté.
Toutes ces clauses doivent bien entendu être codifiées et participer des procédures de droit dont doit bénéficier chaque citoyen. Le principe général s’exprime par une sorte de contrat entre la société et ses membres propriétaires. En échange de la protection, et bien avant une intervention qui doit être l’exception plutôt que la règle, les propriétaires doivent à la société une gestion morale de leurs avoirs. Le fondement de leur liberté sociale et économique n’est pas remis en cause, mais on exigera de chacun un respect de la communauté en ce sens. De la même façon, la société encouragera l’activité économique et les efforts de chacun pour fructifier ses biens seront une participation à la réussite du projet social.
L’État, en ce sens, garantira le respect des marges de manœuvres indispensables à l’engagement et aux investissements. Ce fut l’attitude du Prophète (PBSL) à Médine déjà, ce fut celle de ses premiers compagnons, ce doit être celle de tout projet qui veut tenir compte de la nature de l’homme pour construire une société basée sur une économie active, en mouvement.
Les limites seront d’ordre éthique : parce que l’homme, toujours, oublie le sens de la mesure et du bien devant un trop grand appât de gain. Ne pas faire confiance aux qualités des hommes est injustice, s’aveugler devant ses faiblesses est folie. Exigeant des hommes de foi qu’ils prennent garde à préserver la qualité morale de leur gestion, les principes de la jurisprudence islamique en matière de propriété apportent encore deux éléments qui sont de nature à se prémunir des excès.
La première de ces limitations est l’obligation de verser la zakât. En effet, l’impôt social purificateur (zakât) est un impôt sur la fortune et non pas seulement sur le revenu. Les musulmans doivent verser un pourcentage de leur bien au terme de l’exercice comptable d’une année. Nous savons l’importance religieuse de ce paiement6 et du sens éminemment moral qu’il revêt. Sa portée sur le plan de la justice sociale et de la solidarité entre les riches et les pauvres qui doit en découler est explicite. Il faut pourtant ajouter que la zakât est en soi une invitation à faire travailler et fructifier son bien sans thésaurisation possible. C’est ce que rappelle justement Roger Garaudy : La zakât, c’est-à-dire un prélèvement, non sur le revenu mais sur la fortune, afin de la « purifie », empêche toute accumulation. La jurisprudence primitive, à ce propos, exclut seulement de la zakât les instruments de travail (ce que nous appellerions aujourd’hui les moyens de production) et, en fixe le taux à 2,5%, ce qui signifie qu’en quarante ans (une génération) une « propriété » personnelle est entièrement abolie et retourne à la communauté (le fonds social constitué par la zakât étant consacré aux besoins de la communauté et à l’aide aux nécessiteux). Nul ne peut donc vivre d’une vie oisive par le seul héritage de sa famille.
La seconde limitation en matière de gestion de la propriété est l’une des interdictions islamiques les plus rigoureuses en matière d’affaires sociales. On se borne souvent à dire et à rappeler que l’islam s’oppose à l’usure – ou à l’intérêt – sans aller plus loin dans les conséquences de cette affirmation. Cette analyse est pourtant impérative pour nous permettre d’aborder, dans un second temps, le champ des solutions concrètes à apporter aux défaillances du système économique en cours. Comprise dans la philosophie économique qui la sous-tend et dont nous avons tracé ci-avant les grandes lignes, l’interdiction du ribâ (dont nous aurons à donner une définition) porte en elle l’exigence de penser une économie alternative. Elle ne peut rester dans le domaine théorique et nous verrons, plus loin, qu’elle exige un engagement local très déterminé.