Dans nos sociétés modernes et marchandes, le travail, la marchandise et l’argent sont des catégories économiques qui ont pris un tout autre sens. Elles encadrent toutes nos sociétés, bien au-delà de leur seul aspect économique.
Et ces catégories ne sont ni « neutres » ni « supra-historiques ». Cette nouvelle manière de concevoir l’argent, la marchandise ou le travail sont une spécificité de nos sociétés industrielles. Ces catégories n’ont jamais eu cette place centrale, elles n’ont jamais eu non plus ce potentiel destructeur dans les sociétés préindustrielles.
La manière de concevoir le travail, par exemple, est tout récent. Le travail dans notre modernité industrielle a pris un tout autre sens qui ne peut pas être assimilé au « travail » qui existait avant l’ère industrielle.
Aujourd’hui, ce qui prime dans notre conception du travail, ce n’est plus l’activité humaine productrice qui se construit autour de qualités éthiques, insérée dans un cadre culturel avec un sens social, ce n’est dorénavant qu’une dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée par le temps.
Peu importe que l’on construise des armes ou des jouets. Pour le salarié soucieux de son niveau de vie, ce qui compte c’est le taux horaire de rémunération. Pour l’industriel c’est le coût et le nombre d’heures travaillées qui définira la valeur de sa « marchandise » (et donc le profit qu’il pourra réaliser). Le financier, l’industriel comme le salarié n’ont aucune autre considération même si, évidemment, certains savent mieux en tirer parti.
C’est une désincarnation totale de l’économie de toute considération sociale, culturelle ou éthique et le travail ainsi déconnecté n’est considéré que dans son aspect abstrait, amorale et générique.
Dire aujourd’hui qu’on va « travailler » ne dit en rien de ce qu’on va faire concrètement. Cela peut désigner la personne qui va cultiver une terre comme celle qui va construire des bombes à fragmentation ou même parfois celle qui décide de vendre son corps. C’est indifférent.
En fait, aller « travailler » veut d’abord dire que nous allons participer, par notre activité, à la valorisation d’un capital investi sous la forme de la création d’une marchandise ou d’une prestation de services, et que nous serons rémunérés en fonction du nombre d’heures consacrées. Et cela, peu importe l’intérêt, l’utilité ou le sens moral du service ou de la marchandise réalisée.
Ainsi, faire du jardinage le week-end en cultivant des tomates destinées à notre propre consommation n’est pas considéré comme du « travail ». Par contre, le clandestin marocain dans le sud de l’Espagne qui cultive ces tomates que nous retrouverons dans nos supermarchés est une personne qui « travaille ».
Tous deux exercent pourtant la même activité. Tous les deux créent pourtant le même produit.
Mais l’un le fait au sein d’un système dont la finalité est la création d’une marchandise qui doit être vendue pour valoriser un capital investi. Et cela suffit à lui donner l’appellation « travail » dans nos sociétés modernes.
L’autre qui jardine le dimanche produit sa marchandise en dehors du système, et cela ne peut pas être considéré comme un « travail » pour trois raisons fondamentales :
- Il donne à sa démarche un sens autre que marchand : activité de détente ou conviviale, désir d’être utile, de se rapprocher de la terre, etc.
- Il n’y a pas du tout l’objectif premier de vouloir vendre le fruit de sa production, qui est destinée à sa consommation personnelle ou au don.
- Il n’y a pas de rémunération calculée en fonction d’un « temps de travail » en échange de l’activité réalisée.
Cette nouvelle manière de considérer le « travail » dans la modernité marchande induit une inversion des valeurs pour ne prendre en compte que le côté abstrait du travail et délaisser son contenu concret : Peu importe que les tomates du jardinier vont permettre de se nourrir, lui ou ses proches. Pourtant se nourrir ou permettre à l’autre de se nourrir a bien un sens profond.
La seule chose qui ait du sens et qui importe dans nos sociétés modernes, c’est d’être intégré dans ce cycle de la valorisation marchande. Si produire se fait à l’intérieur de ce système, alors on peut être considéré comme une personne qui « travaille » avec toute la reconnaissance sociale qui l’accompagne. Car le « travail » aujourd’hui définit toute notre identité sociale, et chacun, malheureusement, ne « vaut » que selon la quantité de travail qu’il représente… ou qu’il ne représente plus.
Être intégré dans ce système a des conséquences concrètes : cela veut dire que le « travail » doit être rémunéré à partir d’un nombre d’heures comptabilisées et normées, que la marchandise produite doit être vendue (et non pas autoconsommée ou offerte) pour être transformée en argent. Et le surplus (bénéfice) engendré doit permettre de reproduire de nouveau ce cycle à l’infini.
Dans nos sociétés marchandes, chacun doit consommer ce que d’autres produisent et chacun doit produire ce que d’autres consomment. Tout est socialement organisé pour nous mettre dans des situations de dépendance et ainsi décourager les solutions d’autonomie ou d’autoproduction. Le don est légalement limité car dans notre monde « marchandisé » cela peut être considéré comme de la concurrence déloyale !
Et, pour que ce cycle ne s’arrête jamais, il faut « marchandiser » tous les aspects de notre vie, ne porter aucun jugement éthique sur le travail effectué ou la marchandise produite. L’essentiel est que la machine à valoriser poursuive son expansion sans jamais s’arrêter même aux dépends des Hommes ou de son environnement. Cela produit une société du non-sens, une société qui consume ses marchandises et qui nous écrase par le travail.
Cela conduit à une société qui produit de plus en plus de choses inutiles ou nocives en créant de nouveaux besoins qui nous enchaînent toujours plus. Une société où il n’est plus choquant de voir un syndicat de gauche manifester la semaine contre le licenciement des salariés d’une usine d’armement et le week-end manifester contre, cette fois, la vente d’armes françaises à des pays en guerre.
Nous ne sommes pas choqués d’être le pays des droits de l’homme qui honore le pacifisme mais qui est devenu le 3ème exportateur d’armes au Moyen-Orient.
Nous ne sommes pas non plus choqués de voir croître la vente d’alcool, notamment dans les aires d’autoroute, tout en multipliant les contrôles policiers avec des règlementations toujours plus oppressives.
Nous ne sommes pas encore choqués que l’industrie automobile construise des véhicules qui peuvent rouler à plus de 200km/h, alors qu’on multiplie les radars et limitations de vitesse sur la quasi-totalité des routes.
Nous ne sommes pas enfin choqués que les multinationales du tabac multiplient leurs offres et produits alors que les interdictions de fumer sont omniprésentes.
Étranges paradoxes de sociétés qui se perdent dans les folies et les incohérences de leur dieu marchand…
La société de la modernité marchande est ainsi devenue une société schizophrène qui voudrait défendre des valeurs toujours contredites par ce système de la valorisation du capital. La loi de l’argent finit toujours par dominer car nous y consentons. Et l’hypocrisie et le double langage ambiants viennent combler tant bien que mal nos multiples contradictions.
Ainsi, par exemple, on expose avec fierté à la conscience du monde notre pacifisme en dénigrant ces sociétés « sauvages » et « primaires » du Sud, notamment arabes et africaines, qui s’étripent en permanence. Étrangement, nous omettons de préciser que ce sont ces mêmes pays des « lumières » qui alimentent les conflits en multipliant les ventes d’armes aux deux parties en conflit.
Est-il utile de préciser que les armes que la France vend à la résistance armée en Syrie sont aussi celles qui sont utilisées contre les militaires français au Mali ? Mais cela importe peu, l’essentiel étant de vendre. Le conflit syrien, grâce au financement des pays du Golfe, est finalement devenu un puits de croissance pour l’économie française et son complexe militaro-industriel.
Et peu importe si les armes se retrouvent au Mali et que quelques balles françaises finissent par se loger dans la tête de militaires français. Tout au contraire, ces militaires morts pour la France (…marchande) seront de bons prétextes qui permettront de justifier (de manière plus honorable) la protection militaire française offertes à certaines multinationales comme AREVA afin qu’elles puissent continuer à extraire paisiblement l’uranium du Sahel. Cet uranium si nécessaire pour la production d’électricité bon marché de nos nombreuses centrales nucléaires. Cette électricité qui nous permet d’admirer sur nos chaînes d’info continue les déclarations de nos hommes politiques dénonçant le terrorisme qu’ils nourrissent en se soumettant à ce système qui met l’argent, la marchandise et même le travail au-dessus de toute considération éthique.
Pour conclure, il nous faut rappeler que ceux qui, aujourd’hui, refusent toute critique de ce système dans toute sa globalité, et non pas seulement dans ses conséquences militaires ou politiques, sont aussi complices, à des degrés différents, de toutes ces monstruosités : des simples consommateurs ou petits salariés aux gros entrepreneurs ou investisseurs financiers. Et la première des résistances s’incarne sans nul doute dans le fait de le comprendre… Lire et comprendre ce nouveau monde marchand dans ses velléités et ses articulations reste notre premier combat…
Yamin Makri